Les Cahiers de la Ville Responsable

LA VALORISATION DES BOUES D’ÉPURATION, UN DÉFI ÉCOLOGIQUE ET ÉCONOMIQUE

Issues du processus d’assainissement des eaux usées, les boues d’épuration sont des déchets que les collectivités et les entreprises de l’eau s’efforcent de valoriser. Si l’épandage agricole est aujourd’hui le mode dominant, la pression démographique, l’augmentation de la production de boues et la méfiance que suscite cette pratique dans l’opinion publique rendent indispensables la recherche de pistes de diversification. Le défi est double : écologique et économique.

C’est un fait scientifique prouvé : les boues issues du traitement des eaux usées dans les stations d’épuration ont une vraie valeur agronomique et énergétique. Composées d’eau et de matière sèche contenant des substances organiques et minérales, elles augmentent les rendements des sols. Si 60 à 70% des boues sont recyclées dans l’agriculture en France, ce n’est pas le seul procédé de valorisation. Deux autres existent : l’incinération et la méthanisation avec production de biogaz, donc d’énergie. À noter que la présence de produits contaminants impacte les possibilités d’épandage. De ce fait, 10 à 15 % des boues sont encore mises en décharge, bien que, depuis 2002, la loi n’autorise cette pratique que pour des produits qualifiés de « déchets ultimes ». L’incinération, elle, concerne 15 à 20 % des boues produites.

ÉPANDAGE : UN CADRE LÉGISLATIF CLARIFIÉ

Après une large concertation, enrichie par des travaux scientifiques conduits à l’échelle nationale et européenne, une réglementation claire sur l’épandage des boues d’épuration émerge enfin. Plusieurs textes concourent à la définition des techniques et des pratiques légales d’utilisation agricole des boues municipales. Il s’agit de la directive européenne du 12 juin 1986, de la loi sur l’eau du 3 janvier 1992, de la loi de 1975 sur les déchets et du code de la santé publique. Les circulaires d’application des 14 mars 1999 et 18 avril 2005 complètent ces textes et remédient à l’éparpillement réglementaire.

Ce cadre législatif se conjugue positivement avec la veille mise en place par les différents acteurs de la filière pour vérifier la conformité entre la loi et les pratiques et entre les pratiques et les besoins environnementaux.

UNE FILIÈRE SOUS HAUTE SURVEILLANCE

Les boues des stations d’épuration sont considérées comme des déchets, et non comme de la matière ferti­lisante. C’est la raison pour laquelle le producteur de boues est responsable de son épandage et de son suivi.

Les producteurs et les agriculteurs sont assistés sur le terrain par pas moins de trois cents ingénieurs agro­nomes et techniciens, chargés de les informer et de les conseiller. Leurs missions : réaliser des études préalables et assurer la mise en œuvre et l’auto-surveillance des épandages conformément à la législation en vigueur.

Le cadre législatif veille à ce que l’ensemble de la filière d’épandage soit le résultat d’études approfondies et d’une organisation rigou­reuse.

Le maître-mot de la réglementation relative à l’épandage est la traçabilité. La traçabilité, c’est la trans­parence, le suivi, la disponi­bilité d’une documentation scientifique exhaustive et une garantie accordée aux diffé­rents acteurs de la filière.

Ainsi, avant toute autorisation d’épandage, la réglementation prévoit que plusieurs éléments soient fournis par le producteur de boues. D’abord, une étude d’anticipation systématique, dans laquelle apparaissent les caractéristiques quantitatives et qualitatives des boues. Ensuite, une analyse des besoins des sols récepteurs. Enfin, la description des conditions de réalisation de l’épandage ainsi que celle, précise, des parcelles agricoles qui accueilleront les boues. Le producteur doit, en outre, prévoir une solution alternative pour le cas où l’autorisation lui serait refusée.

Les pratiques d’épandage du producteur doivent figurer dans le « Registre d’épandage » transmis au préfet annuellement, registre qui constitue la mémoire de la filière. Et pour les plus grosses stations d’épuration, il faut ajouter à ces obligations documentaires un programme prévisionnel annuel d’épandage et un bilan annuel.

L’État, représenté par les préfets, est le premier respon­sable de la réglementation, du contrôle et de l’émission des autorisations. Les organismes indépendants dépar­tementaux et la cellule de veille sanitaire vétérinaire font un travail complémentaire de surveillance. Ils ont des missions d’expertise technique, de centralisation et de clarification de l’information : ils sont les acteurs de la consultation technique. Depuis 1994, le SYPREA complète le dispositif. Il s’agit du Syndicat des profes­sionnels du recyclage en agriculture, qui regroupe onze sociétés engagées dans une démarche de labellisation des différents procédés d’épandage appliqués.

Au-delà du niveau départemental, le ministère de l’Éco­logie, du Développement durable et de l’Énergie et les Agences de l’eau supervisent la définition des règles de la filière et opèrent un suivi strict. Les missions Déchets des chambres d’agriculture réalisent des missions simi­laires pour le compte de la profession agricole. L’ADEME finance les études des centres de recherche tels que l’INRA.

QUALITÉ, TRAITEMENT, STOCKAGE

La qualité des boues, telle que définie par la réglementa­tion actuelle, est une affaire de pouvoir fertilisant et d’in­nocuité. La fréquence d’épandage tolérée dépend de la composition de ces boues. Les sols peuvent, ainsi, rece­voir quinze tonnes de matière sèche (MS) tous les dix ans pour les boues dont la composition chimique atteint les valeurs limites en éléments traces métalliques (ETM) ou trente tonnes de MS tous les dix ans pour les boues deux fois moins chargées. Ces valeurs limites sont établies par le Conseil supérieur d’hygiène publique de France. La réglementation stipule également que les mélanges de boues sont interdits, pour ne pas brouiller la traça­bilité. Une exception s’applique aux regroupements des boues de petites communes, pour lesquels l’autorisation du préfet est toutefois nécessaire.

Les traitements mis en œuvre par les producteurs de boues permettent de stabiliser la matière et de réduire à la fois sa quantité en eau et son pouvoir fermentescible, donc les risques de contamination biologique. Trois para­mètres entrent en jeu dans le choix du traitement des boues : leur composition, leur origine et leur destination.

On distingue trois types de boues après traitement : les boues primaires issues d’un procédé de décantation (très riches en matière organique, contenant également des matières minérales), les boues dites physico-chimiques, proches des boues primaires mais contenant des produits floculants, et enfin les boues biologiques issues du trai­tement bactérien, et dont la teneur en matière organique dépend du traitement appliqué.

Une fois traitées, les boues doivent être stockées. Le cadre réglementaire définit en effet deux grandes périodes d’épandage dans l’année (mars-avril et août-octobre) entre lesquelles les boues ne cessent pour autant pas d’être produites. Le principe de la politique de stockage est de réduire les nuisances olfactives pour les riverains, par la distance aux habitations, le choix pertinent du procédé de traitement des boues amont. Les dépôts temporaires ne sont autorisés que pour les boues stabilisées et solides.

Quant aux sols destinés à recevoir les épandages, ils font l’objet de beaucoup de précautions également. Non seulement ils sont strictement réglementés, mais plusieurs règles d’usage s’appliquent : distance suffi­sante des habitations, des cours d’eau, etc, calendrier d’épandage le plus éloigné possible de celui des cultures maraîchères ou de celui du pâturage des bêtes.

L’épandage des boues en agriculture fait donc l’objet d’une politique très rigoureuse de contrôle des rejets, qui permet de préserver les teneurs naturelles du sol. Si les risques pour la santé publique liés à l’épandage sont proches de zéro, les usages de la valorisation des boues peuvent et doivent encore s’améliorer, tant par la réduction des volumes de boues produites que par une meilleure communication à destination du grand public.

Au-delà de l’épandage, existe-t-il à ce jour d’autres solutions intéressantes pour valoriser les boues d’épu­ration ? Si les recherches et les expérimentations sont nombreuses pour tenter de diversifier les filières, les investissements et les efforts à engager pour changer les usages restent à ce jour assez dissuasifs.

QUELLES AUTRES PISTES ?

Le compostage est un procédé récent qui peine encore à décoller. Pourtant, ses avantages sont reconnus : un mélange de boues et de déchets du bois donne un composé totalement inodore.

Pour ce qui est de l’incinération des boues, seules les plus grosses stations y ont recours, car cela suppose des investissements très importants. Les stations plus modestes se reportent sur la co-incinération avec les ordures ménagères, qui s’avère être un moyen efficace. Depuis 1998, la France pratique un procédé proche de l’incinération, emprunté aux États-Unis : l’oxydation des boues par voie humide. Cette technique dégage un effluent traitable dans une station d’épuration, du gaz carbonique et un résidu minéral qui sera mis en décharge.

Des actions ont, par ailleurs, été lancées pour utiliser les boues dans des procédés de végétalisation urbaine.Talus routiers, réhabilitation de friches industrielles : les boues constituent un apport en matière organique permettant de soigner et de végétaliser les espaces urbains acci­dentés. Cette démarche est aujourd’hui une option qui permet de transformer des déchets en ressource.

À l’international, le Japon et les États-Unis réfléchissent à la valorisation des différents métaux précieux présents dans les boues d’épuration comme l’or… Mais ces derniers étant présents en quantités minuscules, les techniques d’extraction ne sont pas encore rentables. Par contre, les techniques de récupération de l’azote et du phosphore sont aujourd’hui industrialisées et certains pays comme la Suède ou la Suisse ont déjà décidé de réglementer la récupération et la valorisation du phos­phore contenu dans les boues. Ce phosphore constitue une nouvelle ressource inépuisable et renouvelable, alternative au phosphore extraits des mines.
En France, c’est le secteur privé de l’assainissement qui est aujourd’hui en première ligne de l’innovation en matière de traitement des boues : épaississement ou déshydratation, séchage thermique mixte ou solaire, digestion des boues (déshydratation, stabilisation, production de biogaz, etc.). Ces procédés relèvent de la propriété industrielle.

Innovation nippone encore, en 2003, la ville de Sendai et l’université du Tohoku ont lancé le projet commun de réalisation d’un système qui produit de l’hydrogène à partir des boues d’épuration. Ce système repose sur la photo-décomposition du sulfure d’hydrogène par exposi­tion aux rayons solaires. Cette technologie se développe, mais est encore à l’état d’expérimentation.

Tous ces exemples démontrent à la fois une vraie volonté de diversifier les filières de valorisation des boues et les pistes de recherche. En attendant, l’épandage agricole a encore de beaux jours devant lui.

Jessia Da Silva